01
Nov

La Shoah et l’Afrique du Nord, le regard de l'Universitaire Marocain Driss Khrouz

Propos recueillis par Elias Levy
L’Universitaire Marocain Driss Khrouz sera l’un des conférenciers invités du colloque « La Shoah et l’Afrique du Nord » organisé, les 14 et 15 novembre prochains, par la Fédération sépharade du Canada (FSC) dans le cadre du Festival Sépharade de Montréal (FSM). Ex-directeur de la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc et professeur de l’Enseignement supérieur en sciences économiques à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’Université Mohamed V–Agdal – de Rabat, Driss Khrouz est un fin connaisseur de l’histoire des relations judéo-musulmanes au Maroc.  Il est membre du conseil d’administration de l’Institut royal de la culture amazigh (IRCAM), secrétaire général du Groupement d’études et de recherches sur la Méditerranée (GERM), établi à Rabat, membre du comité consultatif international « Mémoire du Monde » de l’UNESCO,  président de l’Association « Sous le signe d’Ibn Rochd » prônant le dialogue interculturel et directeur général de la Fondation Esprit et du Festival des musiques sacrées de Fès.
Le colloque organisé par la FSC contribuera-t-il à éclairer des zones d’ombre subsistant dans l’historiographie de la Shoah relative aux pays d’Afrique du Nord?
Driss Khrouz : C’est un thème fort intéressant qui nous permettra de rebondir sur l’avenir et d’explorer plus exhautivement des épisodes connus de ce chapitre de l’histoire de la Shoah. L’historiographie sur cette question a fait de grandes avancées ces dernières années. Il reste évidemment à étudier quelques cas particuliers qui nous aideront à mieux comprendre ce qui s’est passé. Cette période très difficile de l’histoire de l’Afrique du Nord a été profondément marquée par un fait historique incontournable: la promulgation de lois antisémites par le gouvernement de Vichy et leur application sur le territoire nord-africain. Au Maghreb, les situations nationales étaient différentes: l’Algérie était un territoire français, le Maroc et la Tunisie étaient des protectorats français. Au Maroc, un certain nombre d’éléments endogènes et exogènes ont eu un impact déterminant.

Quels sont ces éléments?

D. Khrouz: Ces éléments peuvent être rappelés à travers troix axes. 1-Au-delà de ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale, les relations entre les Marocains juifs et les Marocains musulmans se caractérisaient par une convivialité très forte et une organisation des systèmes de production à travers lesquels se déployait une économie articulée, notamment dans les villes où la population juive était très importante, comme Casablanca, qui comptait 20% de Juifs à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Essaouira ou Meknès. 2-Avec le recul et l’information dont nous disposons aujourd’hui, on peut mieux déterminer quelles étaient les zones d’ambiguïté dans les deux communautés et les éléments internes et externes les plus influents. Au sein de la communauté juive, on décèle plusieurs éléments internes: l’importance de la religion et de l’esprit communautaire, les inégalités sociales… Des éléments nouveaux émergeaient aussi dans la société marocaine: l’influence grandissante du parti de l’Istiqlal, la montée du panarabisme, l’indépendance nationale, le programme d’arabisation (le Maroc étant un État islamique arabe)… Ces éléments, avec leurs forces et faiblesses, ont eu des répercussions très importantes sur les communautés juive et musulmane. 3- Le rôle de modérateur et de protecteur de la communauté juive que le sultan Mohammed V a joué bien avant le débarquement anglo-américain, en novembre 1942.
Quelles ont été les répercussions de la Shoah sur la communauté juive du Maroc?
D. Khrouz: Au Maroc, la Shoah a été un détonateur qui a malheureusement favorisé l’émergence d’un certain nombre de facteurs extérieurs qui ont déstabilisé la communauté juive. Il faut rappeler que les lois de Vichy n’ont pas été appliquées au Maroc. Il n’y a pas eu de pogroms, ni de camps de concentration. La communauté juive marocaine n’a pas subi les affres de la Shoah de la même manière que les communautés juives d’Europe de l’Est: en Pologne, en Ukraine, en Tchécoslovaquie… Cependant, cette communauté a subi une déstabilisation psychologique lamentable et une déstructuration provoquées par quatre éléments: 1-L’antisémitisme du régime de Vichy. 2-Le débarquement anglo-américain. 3-Le mouvement sioniste. 4-L’attitude des partis nationalistes marocains qui n’ont pas pris conscience d’une réalité reconnue aujourd’hui dans la Constitution du Maroc: que l’identité marocaine est en partie juive, que le Juif marocain est Marocain d’abord. Tout comme les Juifs, les Berbères ont aussi subi l’ostracisme, la marginalisation et la déstructuration communautaire. La communauté juive marocaine a été victime de la Shoah de façon indirecte, par un effet de ricochet. Elle a enduré les effets dévastateurs de cette tragédie qui l’ont déstabilisée et désarticulée. Ce qui a provoqué une déstructuration de son tissu psychologique et de son tissu économique.
Ce colloque accordera une attention particulière au rôle joué par le sultan Mohammed V pendant cette période très sombre pour la communauté juive marocaine. Mérite-t-il réellement le titre de « Juste parmi les nations »?
D. Khrouz: Oui. Grâce à la numérisation des Archives nationales et à de nouvelles recherches, on sait aujourd’hui qu’à partir de 1939, le sultan Mohammed V a adopté une position très claire: les musulmans et les Juifs sont les sujets de sa Majesté, ils sont égaux à ses yeux, donc il les protège. Mohammed V a reçu en audience la communauté juive en 1939 et en 1942, après le débarquement anglo-américain. Il a associé les Juifs à la cérémonie d’allégeance de la fête du trône. Il n’a pas hésité à rompre un certain nombre de clauses imposées par le protectorat pour réaffirmer que le Maroc était un. Il n’y a eu aucune ambiguïté de sa part. Cependant, il était pris entre trois feux. 1-Il y avait dans le protectorat un certain nombre de composantes antisémites très fortes. Un bon nombre de pétainistes algériens s’étant établis au Maroc avaient des comptes à régler avec la communauté juive. Les moyens dont disposait Mohammed V pour protéger la communauté juive étaient très limités. Il n’avait aucune autorité sur la police, ni sur la légion, ni sur les officiers chargés des affaires indigènes. 2-À l’époque, le nassérisme était le courant politique montant dans le monde arabe. Celui-ci attirait un grand nombre de nationalistes, dont Allal El Fassi, et de leaders religieux marocains. Ces derniers considéraient que Mohammed V devait avant tout protéger les musulmans et être partie prenante dans le conflit israélo-arabe. 3-L’activisme du mouvement sioniste au Maroc, qui encouragea des milliers de Juifs à émigrer en Israël. Ce courant fut favorisé par les Américains après leur débarquement en Afrique du Nord.