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Nov

La Shoah et l’Afrique du Nord, le regard de l’historien français Benjamin Stora

Propos recueillis par Elias Levy
L’historien Benjamin Stora sera l’un des conférenciers invités du colloque international « La Shoah et l’Afrique du Nord » organisé, les 14 et 15 novembre prochains, par la Fédération sépharade du Canada (FSC) dans le cadre du Festival Sépharade de Montréal (FSM). Il est l’un des spécialistes les plus réputés du Maghreb et de l’histoire de l’Algérie, en particulier de la guerre qui déboucha sur l’indépendance de ce pays. Professeur des Universités et auteur d’une quarantaine de livres sur l’histoire de la guerre d’Algérie, du Maghreb contemporain, de la décolonisation et des relations entre Juifs et Musulmans, Benjamin Stora s’est vu confier en 2020 par le président français Emmanuel Macron une mission des plus sensibles sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », en vue de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien ». Son dernier livre: Histoire dessinée des Juifs d’Algérie. De l’antiquité à nos jours (Éditions La Découverte). Une bande dessinée coécrite avec le dessinateur Nicolas Le Scanff.
« La Shoah et l’Afrique du Nord », ce thème a-t-il étéexploré dans l’historiographie de la Shoah?
Benjamin Stora: Un bon nombre de livres ont traité la question de l’antisémitisme virulent du régime de Vichy en Afrique du Nord. Je voudrais signaler particulièrement les travaux de Jean Laloum sur les Juifs d’Algérie vivant en France et leur déportation. Mais le cœur de la Shoah, la déportation et l’extermination sciemment planifiéespar les nazis de plusieurs millions de Juifs, c’est l’Europe centrale. Il y a eu nonobstant des législations antisémites très violentes qui ont touché les Juifs d’Afrique du Nord. Mais ces derniers n’ont pas été déportés vers les camps de la mort, à l’exception de ceux qui vivaient en France.
C’est un aspect peu connu de l’histoire de la Shoah.
B. Stora: En effet, très peu de travaux de recherche ont été consacrés à la rafle et à la déportation vers les camps de mise à mortnazis des Juifs d’Afrique du Nord, notammentceux d’Algérie, qui vivaient en France depuis les années 1920. Ce sujet a été peu étudié. Il faut rappeler qu’il n’y a pas eu de déportation des Juifs du Maghreb vers l’Allemagne. Par contre,de jeunes soldats juifs mobilisés en 1939 puis démobilisés en octobre 1940, tout de suite après la promulgation du statut des Juifs par le gouvernement de Vichy, ont été internés, dans des conditions déplorables, dans des camps de travail érigés dans le Sahara algérien. Ils y sont restés jusqu’au débarquement anglo-américain, ennovembre 1942.
Dans ce chapitre de l’histoire de la Shoah, subsiste-t-il encore des zones d’ombre importantes qui doivent être éclairées?
B. Stora: Il y a un aspect qui me paraît important, peu connu :l’antisémitisme virulent et très violent des Européens d’Algérie. Ces derniers ont applaudi la victoire de Pétain. Dès la fin du 19e siècle, il y avait un courant antisémite très puissant en Algérie. L’un des chefs de file de celui-ci était Édouard Drumont, député d’Alger, auteur d’un livre antisémite qui a connu un énorme succès, La France juive. Il milita ardemment, aux côtés d’autres députés antisémites d’Alger, pour l’abrogation du décret Crémieux qui, en 1870, avait conféré la nationalité française aux Juifs d’Algérie. Bien avant 1939, il y a eu des émeutes antisémites dans plusieurs villes algériennes, notamment à Oran en 1898. L’objectif de ces antisémites invétérés était que les Juifs retrouvent le statut d’indigènes, deviennent à nouveau des sujets et quittent le monde de la citoyenneté et de la nationalité. Les Juifs d’Algérie se sont fortement heurtés à l’antisémitisme européen. Des fascistes italiens et des franquistes espagnols, qui se sont établis en Algérie pendant la Seconde Guerre mondiale, ont contribué aussi à accentuer ce climat antisémite délétère qui existaitbien avant 1939. C’est pourquoiles Européens d’Algérie étaient très satisfaits des mesures d’exclusion des Juifs adoptées par le gouvernement de Vichy en octobre 1940.
Les Juifs d’Algérie ont-ils subi aussi toutes les mesures antisémites décrétées par le gouvernement de Pétain, dont l’imposition du port de l’étoile jaune?
B. Stora: Ils n’ont pas porté l’étoile jaune. À l’été 1942, il y avait des préparatifs de cargaisons d’étoiles jaunes qui devaient arriver de France. Les Juifs algériensdevaient arborer ce signe distinctif abject avant la fin de l’année 1942. Mais l’opération Torch, le débarquement des troupes anglo-américaines à l’automne 1942, a fait dérailler ce sinistre plan. Toutes les opérations visant à trier, classer et déporter les Juifs d’Algérie ont avorté. Dépossédés de leur nationalité française en 1940,les Juifs algériens ne l’ont réacquise qu’un an plus tard, à la fin de 1943. Les dirigeants de la communauté juive algérienne, appuyés par une partie de la gauche française, ont dû mener une rude bataille pour que leurs coreligionnaires recouvrent leur nationalité et leurs droits. L’homme qui dirigea l’Algérie à partir de janvier 1943, le général Henri Giraud, que les Américains avaient choisi après avoir écarté le général de Gaulle, était un antisémite notoire qui s’opposait vigoureusement au rétablissement du décret Crémieux. Il aura donc fallu toute l’autorité du général de Gaulle, qui à partir d’octobre 1943 prend la direction du Comité français de libération nationale, pour évincer le général Giraud et rétablir le décret Crémieux. L’abrogation du décret Crémieux et son rétablissement très lent a provoqué dans la communauté juive algérienne une grave crise morale à l’égard de la France. « La France a donné d’une main pour reprendre de l’autre main », c’est une expression de l’époque. Même s’il n’y a pas eu des déportations, les Juifs d’Algérie avaient le sentiment d’être exclus et relégués, particulièrement les jeunes qui furent renvoyés des écoles, des universités et de la fonction publique. Ils ont subi un vrai traumatisme.
En Algérie, y a-t-il eu des « Justes » musulmans qui se sont mobilisés au péril de leur vie pour sauver des Juifs?
B. Stora: Il n’y a pas eu de « Justes » au sens classique du terme dans la mesure où il n’y a pas eu de déportation massive des Juifs d’Algérie vers l’Allemagne. Il y a une dimension très intéressante que j’ai découverte lors de mes recherches: très peu de musulmans algériens se sont portés acquéreurs des biens confisqués aux Juifs à partir de l’automne 1940. C’est tout du moins le cas de ma famille, dont j’ai pu retracer l’histoire pendant la guerre en épluchant les archives algériennes. Mon grand-père était propriétaire d’un immeuble et d’un cinéma à Khenchela, ville située dans les Aurès. Il a été dépossédé de tous ses biens, dont se sont portés acquéreurs exclusivement des Européens et non des musulmans. Pourtant, le gouverneur d’Algérie de l’époque de Vichy avait demandé aux musulmans de se porter acquéreurs des biens spoliés aux Juifs. La grande majorité d’entre eux n’ont pas suivi cette consigne pour plusieurs raisons, notamment parce que les partis nationalistes algériens, particulièrement celui de Messali Hadj, ne se sont pas ralliés à Vichy. La majorité des militants nationalistes algériensn’étaient pas favorables aux mesures antijuives promulguées par le gouvernement de Pétain. Les leaders nationalistes algériens partisans de l’Allemagne nazieétaient minoritaires.
Ce colloque sera donc l’occasion de porter une attention particulière à des dimensions historiques rarement explorées jusqu’ici.
B. Stora: Je l’espère. Le travail historique, heureusement, n’est jamais définitif. Cependant, dans l’historiographie de la Shoah, il y a un certain nombre de principes qui sont définitifs: les diverses phases du processus de déportation et d’extermination des Juifs, le nombre de victimes… On ne peut plus remettre en question ces principes. Il y a une progression du savoir en ce qui a trait aux conditions et aux circonstances dans lesquelles la Shoah a été mise en oeuvre. Dans le cas des pays du Maghreb, on peut s’interroger sur l’attitude des musulmans d’Algérie lors de l’abrogation du décret Crémieux ou del’attitude du sultan Mohammed V du Maroc, est-ce que d’entrée de jeu il a approuvé les mesures antisémites de Vichy ou, au contraire, il a tenu à protéger ceux qu’il considérait comme ses sujets,non pas au nom du principe cardinal des droits de la personne, mais du fait qu’il était aussi le roi de la communauté juive marocaine? Il faudra aussi éclairer le rôle obscur joué par Habib Bourguiba lorsqueles mesures antisémites furent appliquées sur le territoire tunisien et s’interroger sérieusement sur son compagnonnage avec les puissances de l’Axe. Nous devons aussi étudierplus exhaustivement le rôle joué par les Européens durant cette période sombre. Comment un pays comme l’Algérie a été un réservoir important d’idées antisémites pour la France. Nous devons entreprendre une réflexion sur cette proximité idéologique théorique entre l’antisémitisme porté par l’histoire coloniale et l’antisémitisme européen. Cette réflexion est nécessaire et importante.