Regards croisés Israélo-Marocains sur un accord historique: La normalisation des relations entre le Maroc et Israël
Entrevues avec l’Universitaire Marocain Abdellah Ouzitane et l’Historien Israélien Yigal Bin-Nun
Propos recueillis par Elias Levy


La normalisation des relations entre le Maroc et Israël, qui s’inscrit dans le cadre des accords d’Abraham négociés sous l’égide des États-Unis, est indéniasblement un événement historique dont on n’a pas encore mesuré toute la portée au niveau local, régional et international.
Deux universitaires, spécialistes des relations israélo-marocaines, l’un Marocain, l’autre Israélien, Abdellah Ouzitane et Yigal Bin-Nun, ont affablement accepté de nous livrer leurs vues et analyses sur cet accord.
Abdellah Ouzitane est président fondateur du Centre d’études et de recherches sur le droit hébraïque au Maroc, professeur à l’Université de Bordeaux et chercheur en géopolitique du monde arabe et du monde musulman médiéval.
Ygal Bin-Nun enseigne à l’université de Tel-Aviv. Il a enseigné auparavant en France à l’Université Paris VIII et a été chercheur invité à l’École pratique des hautes études de Paris.
Quel regard portez-vous sur la normalisation des relations politiques entre le Maroc et Israël?
Abdellah Ouzitane: En 2020, le Maroc a été, après les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Soudan, le quatrième pays arabesignataire des accords d’Abraham. Dans le cas du Maroc et d’Israël, il ne s’agit pas d’une normalisation de leurs relations politiques mais d’une reprise de celles-ci. En effet, les deux pays ont entretenu des relations diplomatiques officielles de 1993 à 2000, jusqu’à l’éclatement de la seconde Intifada palestinienne. À la mi-septembre 2021, le département d’État américain a commémoré le premier anniversaire des accords d’Abraham. Dans le discours qu’il a prononcé à cette occasion, le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, a réitéré l’engagement indéfectible du royaume du Maroc en faveur des dynamiques de paix tant sur le plan régional qu’international.
Depuis, plusieurs accords de coopération ont été signés entre le Maroc et Israël dans des domaines importants: politique –les deux pays ont ouvert des représentations diplomatiques, à Rabat et à Tel-Aviv–, culturel, tourisme, cybersécurité…
Mais il y a une dimension fondamentale de cet accord qui ne doit pas être éludée: la philosophie inhérente à celui-ci, c’est-à-dire les liens profonds et historiques qui unissent le Maroc et les Marocains de confession juive, dont presque un million vivent aujourd’hui en Israël.
Yigal Bin-Nun: Les relations politiques entre Israël et le Maroc ne datent pas d’hier. Elles ont été établies à l’hiver 1963 à l’instigation du général Mohammed Oufkir, avec l’approbation du roi Hassan II. Ces accords politiques touchaient divers domaines: sécurité nationale, formation militaire, économie, communications, agriculture, tourisme… Il furent conclus après les « accords de compromis » dans le domaine de l’émigration, scellés entre les deux pays à l’été 1961, qui ont permis le départ collectif des Juifs du Maroc vers Israël. Le Maroc a vu dans la réussite du système israélien un exemple à adopter plutôt que de se soumettre aux modèles colonialistes français, américain ou soviétique. Ces relations ont perduré et se sont même renforcées avec le temps, notamment après la médiation du roi Hassan II entre l’Égypte et Israël qui a abouti, au printemps 1979, à la signature des accords de paix israélo-égyptiens. Les accords dits de « normalisation » signés en décembre 2020 par le Maroc et Israël n’ont fait que dévoiler à l’opinion publique cette exceptionnelle coopération entre deux pays si différents. Ils amélioreront certes la coopération dans un domaine déjà florissant: le tourisme israélien au Maroc, grâce à des vols directs entre Tel-Aviv et Casablanca. Verrons-nous aussi bientôt des groupes de Marocains effectuer des achats dans les centres commerciaux de Tel-Aviv ou de Haïfa, ou visiter les lieux saints des trois religions, à Jérusalem, en Galilée ou dans le désert de Judée, avant de se rendre à Petra ou à Amman, en Jordanie ? Par le biais d’Israël, cette normalisation pourrait aussi renforcer les relations entre le Maroc et les États-Unis et, à plus long terme, favoriser une coopération économique, ou une entente politique, entre les trois pays du Maghreb: le Maroc, la Tunisie et l’Algérie.
La dimension philosophique de cet accord vous paraît donc fondamentale.
Abdellah Ouzitane: Absolument. Il faut rappeler que la présence juive au Maroc est attestée depuis le IIIème siècle avant Jésus-Christ, notamment au Nord du royaume, particulièrement à Volubilis, une cité antique romaine. Les Juifs ont été le premier peuple non berbère à s’établir au Maghreb. Aujourd’hui, le Maroc est le seul pays arabo-musulman où les chambres rabbiniques sont encore fonctionnelles, notamment à Casablanca et à Tanger. Depuis 2010, grâce à l’initiative et à la vision éclairée de sa Majesté le roi Mohammed VI, une dizaine de synagogues ont été réhabilitées et plus de 150 cimetières restaurés, sur les 250 inventoriés à ce jour. La culture hébraïque a pris sa place légitime sur les bancs des écoles marocaines à côté de l’enseignement de l’histoire et de la civilisation musulmanes. L’histoire de la Shoah est désormais enseignée dans les écoles marocaines. Une première dans le monde arabo-musulman. Toutes ces initiatives perspicaces confirment l’exceptionnalité marocaine. Nous devons souligner bien sûrl’importance des accords israélo-marocains signés dans les domaines économique, sécuritaire, culturel ou sportif, mais la philosophie sous-jacente à ce rapprochement historique entre les deux pays est fondamentale car elle considère l’humain dans son unité et sa pluralité. L’unité de ses origines, de son histoire, de son développement, de ses évolutions. À travers cette reprise des relations diplomatiques avec Israël, le Maroc agit comme un élément d’équilibre en marquant sa solidarité avec les peuples. C’est un modèle qui est le fruit de profondes réformes et de l’engagement constant de sa Majesté le roi Mohammed VIet du royaume du Maroc pour la paix, la tolérance et le dialogue entre les peuples. Le rapprochement politique avec Israël n’est pas un hasard de l’Histoire, il s’inscrit pleinement dans le processus de paix dans lequel le Maroc est engagé activement depuis des décennies.
Yigal Bin-Nun: Les Israéliens originaires du Maroc entretiennent depuis longtemps des liens affectifs non seulement avec le Maroc de leur enfance ou celui de leurs parents, mais aussi avec le Maroc actuel où ils sont reçus à bras ouverts par le peuple marocain. Le Maroc de son côté se penche avec beaucoup d’affection sur son passé juif et sur l’apport du judaïsme à son histoire préislamique et contemporaine. Ce rapport des Juifs d’origine marocaine à leur passé n’influence en rien leurs opinions individuelles sur la politique interne israélienne, ni leurs affinités culturelles ou autres avec les Français, les Américains ou les Russes. En fin de compte, il faut se rendre à l’évidence et comprendre qu’après plusieurs décennies au sein de la société israélienne, les originaires du Maroc ou de Russie ne sont plus Marocains ou Russes, mais plutôt des Israéliens à part entière. C’est en tant qu’Israéliens que « les Juifs marocains » viennent rencontrer de nouveau le Maroc, ses habitants, leurs anciennes demeures et leurs lieux de culte.
Ce rapprochement politique entre Israël et le Maroc aura-t-il des répercussions positives sur le dialogue judéo-musulman ou le conflit israélo-palestinien?
Abdellah Ouzitane: Israël et le Maroc sont parties prenantes dans le nouvel ordre régional qui se dessine à l’horizon. Ils devront coopérer étroitement avec les autres signataires des accords d’Abraham, notamment avec les Émirats arabes unis et le Bahrein, pour trouver de nouvelles dynamiques et des opportunités pour favoriser le développement et la sécurité au Moyen-Orient. Ces accords, que je qualified’historiques, sont importants pour le Maroc parce qu’ils s’inscrivent dans une recherche d’une stabilité régionale et d’une paix durable au Moyen-Orient. Par ailleurs, le Maroc partage ses espaces méditerranéens et atlantiques avec l’Europe et l’Afrique. Les enjeux géostratégiques et sécuritaires autour des frontières maritimes sont majeurs. La maîtrise globale de ces espaces dépend en grande partie des défis qui se posent au niveau de la stabilité régionale, notamment au Maghreb, au Sahel, au Sahara et aussi au Proche-Orient. Les décompositions et les recompositions géopolitiques de ces régionsaurontcertes un impact significatif sur la politique de sécurité nationale des pays concernés. Les Israéliens et les Marocains ont intérêt à ce que cet accord puisse donner du sens à une dimension atlantique en renforçant la coopération Est-Sud et aussi, en parallèle,la coopération Nord-Sud.
Yigal Bin-Nun: À mon avis, ces accords n’ont pas de lien direct avec l’islam mais plutôt avec un réalisme politique qui interpelle fortement la société des nations à l’ère de la mondialisation. Le roi Mohammed VI a préféré mettre en œuvre les accords de normalisation avec Israël par l’intermédiaire d’Abdellah Benkirane, premier ministre, chef du Parti de la justice et du développement (PJD), parti islamiste, et non par le biais de Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères, technocrate proche du palais royal. C’est une démarche de realpolitik qui pourrait influencer les esprits vers une conception defraternité entre les peuples de religions différentes. Quant à la question palestinienne, elle devra trouver sa solution dans le cadre de la politique israélienne et ne doit pas être confondue avec les dérives d’un islamisme mondial, ni avec le terrorisme.